L'urgence de stimuler l'épargne populaire !

Par Bernard Bayot, Directeur de Financité


Cette carte blanche a été publiée dans le journal Le Soir

 

C'est un fait. L'épargne en Belgique est mal répartie. Certains ménages n'en possèdent d'ailleurs aucune. Une telle situation les rend totalement vulnérables face au moindre accident de la vie et les expose à des risques financiers plus graves encore. Promouvoir l'épargne auprès des personnes à bas revenus est une solution à la fois nécessaire et ...réaliste.

 

Selon la plateforme européenne contre la pauvreté et l'exclusion sociale1, les personnes les plus vulnérables de notre société ont été frappées de plein fouet par la crise économique et les catégories aux revenus les plus faibles, dont la situation a continué de se détériorer, sont aujourd’hui particulièrement exposées au risque d’endettement et d’insolvabilité. Ce n'est malheureusement plus un risque, c'est devenu une réalité ! En Belgique, notre petit pays de cocagne, 2,7 % des ménages ont même un patrimoine négatif, ce qui signifie que le montant de leurs dettes est supérieur à l'ensemble de leurs actifs (avoirs financiers, meubles et immeubles). Ils sont 4,8 % dans l’ensemble de la zone euro.2 Et, au-delà de ces 2,7 %, la situation n'est guère meilleure : les 20 % les plus pauvres ne détiennent en Belgique que 0,2 % du patrimoine total des ménages belges, soit 100 fois moins que leur représentativité numérique ! Et si l'on s'arrête au seul patrimoine financier, le ménage le plus riche des 10 % les plus pauvres dispose de 4.000 euros pour tout patrimoine contre 74.000 euros pour le ménage le plus pauvre des 10 % les plus riches, soit 18,5 fois moins.

 

Rien d’étonnant dès lors que, comme le montre la dernière enquête SILC3, menée en 2013, 24,2 % des Belges se déclarent incapables de faire face à des dépenses financières imprévues. Pour eux, tout « accident de la vie », qui nous guette tous (perte d’emploi, divorce, panne de véhicule, panne d’équipements de la maison, frais d'hospitalisation à avancer...), même le plus minime, peut entraîner des effets démesurés et des conséquences graves, non seulement sur le plan économique et financier, mais aussi sur le plan psychologique. Le manque d'épargne nécessite en effet d’avoir recours systématiquement à un crédit à la consommation pour faire face à ces dépenses imprévues, ce qui occasionne le paiement d'intérêts qui sont à la limite de l’usure sur ce type de crédit, et peut avoir des effets secondaires négatifs tels que le surendettement ou l'immersion dans «l'économie souterraine». Sur le moyen et le long terme, l'absence d'épargne empêche en outre la mise en œuvre de tout projet qui dépasse la gestion du quotidien, elle interdit également toute anticipation de situations futures probables ou certaines telles qu'une réduction de revenus ou une augmentation des charges liées, par exemple, à la vieillesse.

 

Pour lutter contre cette situation, c'est bien sûr et avant tout le niveau de revenus des plus faibles qu'il convient d'augmenter. Il n'empêche, une action sur le patrimoine joue égament un rôle qui peut s'avérer essentiel. Car l’épargne, même modeste, permet d'éviter le recours au crédit, apporte la stabilité des revenus dans les périodes difficiles et crée des perspectives de changements futurs (autre éducation ou nouvel emploi, élévation sociale et économique, interruption de la transmission de la pauvreté intergénérationelle, ...).

 

L'idée de promouvoir l'épargne auprès des plus pauvres paraît-elle fantaisiste ? C'est pourtant une nécessité comme nous venons de le montrer. C'est également réaliste comme l'indique l'évaluation indépendante réalisée à propos d'un programme-pilote d’éducation financière et d’épargne bonifiée déployé par Financité, qui a conclu à un impact positif et durable de celui-ci sur les comportements d’épargne et de gestion budgétaire.4 C'est enfin une tradition dans l'histoire politique de notre pays dont la plus grande partie a été marquée par une action énergique des pouvoirs publics dans ce domaine : en 1960, la Caisse générale d'épargne et de retraite (CGER), créée un siècle plus tôt par le ministre libéral Frère-Orban, gérait 7 millions de carnets d’épargne sur une population de 9 millions d'habitants à l'époque.

 

Alors, que faire ? Nous suggérons trois pistes qui sont chacune essentielles et se complètent mutuellement : la piste fiscale, celle de la bonification et celle de l'éducation financière et budgétaire.

 

La piste fiscale : l'exonération de précompte mobilier est une disposition fiscale ancienne et politiquement sensible qui vise à promouvoir l’épargne populaire. Mais y parvient-elle ? Non, car cet incitant fiscal a un impact différent selon la classe de revenu du citoyen. Pourquoi ? Sans le mécanisme d'exonération, les revenus de l'épargne seraient ajoutés à l'ensemble des revenus et taxés selon le taux d’imposition. Or, ce taux d’imposition augmente avec le revenu. Les personnes disposant d’un revenu élevé ont ainsi tout intérêt à placer leur argent sur un compte d’épargne réglementé pour profiter de l’exonération sur les revenus de l’épargne – ce qui pourrait expliquer partiellement pourquoi les Belges sont de gros épargnants. À l’inverse, les personnes disposant d'un revenu inférieur au minimum imposable sont déjà exonérées d'impôt5 : l’incitant fiscal n’a aucun impact sur leur décision d’épargner. Par conséquent, plus les revenus sont faibles, moins il y a d'incitant à épargner sur un compte d'épargne réglementé, ce qui est évidemment l'exacte contraire de l'ambition affichée par cette mesure de promouvoir l’épargne populaire ! Pour corriger ce paradoxe, nous proposons un traitement fiscal de l'épargne basé, non plus sur une exonération fiscale mais sur un crédit d'impôt qui a pour effet d'offrir le même avantage fiscal à tous, sans incidence du niveau de revenus.6

 

La piste de la bonification : les libéraux ont créé une caisse d'épargne publique au milieu du XIXième siècle. Auront-ils assez d'audace et de vision politique pour au moins créer un livret populaire en ce début de XXIième ? Ce n'est finalement pas si exotique que cela, nos voisins français le pratiquent depuis le début du XIXième siècle avec des produits d’épargne réglementée qui sont exonérés d’impôt sur le revenu et dont le taux d’intérêt est fixé par l’État. Outre le plan d’épargne-logement (PEL) et le compte d’épargne-logement (CEL), qui sont des produits destinés à faciliter l’acquisition d’un logement, l’épargne réglementée est constituée des livrets A et bleus, des livrets de développement durable (LDD) et des livrets d’épargne populaire (LEP). Ce dernier, institué en 1982, est réservé aux personnes à revenu modeste, auxquelles il assure une progression du pouvoir d’achat de leur épargne : comme les autres produits d’épargne réglementée, le LEP est un livret d'épargne défiscalisé mais, en outre, il présente un taux de rémunération plus avantageux. Il est possible d'y placer jusqu'à 7.700 euros et de bénéficier d'un taux de rémunération supérieur de 0,5 point à celui du Livret A, soit 1,75 % aujourd'hui. Ce taux s'entend donc net d'impôts et de prélèvements sociaux.7 De quoi constituer un incitant intéressant pour ceux qui en ont réellement besoin.

 

La piste de l'éducation financière et budgétaire : l'incitant pécuniaire est nécessaire mais pas suffisant, il doit être accompagné de programmes d'éducation financière et budgétaire adoptant une double approche pédagogique: cognitive au travers des modules d’éducation financière et comportementale grâce à une mise en pratique concrète. De tels programmes existent aujourd'hui mais ils ne touchent que quelques centaines de personnes. Une véritable politique de stimulation de l'épargne populaire commande de changer d'échelle pour ces programmes et d'en faire bénéficier de larges parties de la population belge. La lutte contre la pauvreté ne se résume évidemment pas à cette dimension, elle n'en pas moins essentielle.

 

Bien sûr implémenter ces trois pistes entraînera un coût pour la collectivité. Il n'est pas sans intérêt de relever à cet égard un argument soulevé dans le débat parlementaire français à propos des nouvelles règles adoptées pour élargir le LEP fin de l'année dernière, à savoir la nécessité de contrebalancer la réforme de l’assurance-vie qui « renforce l’attractivité du produit épargne, dont on sait pourtant que les encours sont fortement concentrés sur les plus hauts patrimoines ».8 Rappelons que, en Belgique, seuls 43,3 % des ménages possèdent des actifs dans le cadre du troisième pilier des pensions et que cette participation au troisième pilier est largement corrélée avec le profil de revenus puisqu'elle va de moins de 20 % pour le quintile de revenus le plus bas à plus de 60 % pour le quintile le plus élevé. Cette épargne de long terme et les avantages fiscaux qui la soutiennent sont donc largement réservés aux ménages qui ont les revenus les plus élevés. Un minimum de justice fiscale et sociale ne justifie-t-elle dès lors pas que des stimulants spécifiques encouragent l'épargne de précaution auprès de ceux dont les revenus sont les plus faibles et pour qui cette épargne est la plus importante ?

 

Par ailleurs, il faut également compter sur le gain que celle-ci procure, pas uniquement aux bénéficiaires, mais à la société en général. Pensons simplement aux conséquences du surendettement qui sont bien sûr dramatiques pour les personnes concernées mais également pour leurs créanciers et la société dans son ensemble. Stimuler l'épargne de tous, c'est aussi le meilleur moyen de limiter ce fléau des temps modernes et son poids sur la société.

 

 

1La plateforme européenne contre la pauvreté et l'exclusion sociale est l'une des sept initiatives phare de la stratégie Europe 2020 pour une croissance intelligente, durable et inclusive. Elle vise à aider les États membres de l'Union européenne à atteindre l'objectif principal consistant à sortir 20 millions de personnes de la pauvreté et de l'exclusion sociale.
2Ces chiffres sont ceux de 2010, Ph. Du Caju, Structure et répartition du patrimoine des ménages: une analyse menée sur la base de la HFCS, Revue économique, BNB, Septembre 2013.
3Enquête 2013 sur les revenus et les conditions de vie (EU-SILC) .
4Nelly GUISSE, Léopold GILLES, Rapport d’évaluation du projet SIMS en Belgique, CRÉDOC juillet 2013.
5Le montant de base de cette quotité exemptée d'impôt est de 6.800 € par an (pour la déclaration fiscale de 2013).
6Arnaud Marchand et Olivier Jérusalmy, Incitants fiscaux à l'épargne et piste d'amélioration, in L'épargne en jeu, l'épargne pour tous est-elle possible ?, Financité, 2014.
7Tatiana Mosquera Yon, Focus sur les politiques publiques de l'épargne en France, in L'épargne en jeu, l'épargne pour tous est-elle possible ?, Financité, 2014.
8Vincent MIGNOT, Livret d'épargne populaire : le gouvernement craint les « effets potentiellement explosifs » de la réforme, cbanque.com, 5 décembre 2013.

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