Éléments de contexte
Dans toute vente à paiement différé, l'entreprise s'expose à un risque de défaillance du client. Si c'est particulièrement vrai pour le crédit, au coeur de cette ça l'est aussi dans d'autres domaines : énergie (électricité, gaz), téléphonie... Pour cette raison, les entreprises développent des moyens censés réduire ce risque.
La question est de savoir si cette recherche « légitime » de réduction du risque n'aboutit pas, in fine, à des pratiques discriminatoires.
Poser le problème sous cet angle est particulier, car cela va à l'encontre de deux évidences :
- a) l'outil statistique et l'analyse probabiliste du 'credit scoring' développé par l'industrie du crédit offrent une image de parfaite objectivité1 ;
- b) la discrimination ne sert pas les intérêts de l'insdustrie : dans une stricte recherche de maximisation du profit, le credit scoring doit chercher à réduire le « risque de défaillance », certes, mais pour le plus grand nombre de personne possible.
Si nous avons battu en brèche la première évidence dans une précédente analyse2, la seconde peut être facilement démontée : le credit scoring est considéré comme « la meilleure méthode connue » pour permettre à l'industrie de maximiser son profit en pratiquant une activité crédit, mais cette méthode n'est tout simplement pas parfaite : sa base méthodologique a des limites et elle génère une discrimination dont les prêteurs pourraient avoir intérêt de se débarrasser.
Cette approche n'est d'ailleurs pas considérée comme la panacée et les professionnels du crédit tentent d'améliorer en permanence leur technique d'analyse risque pour être toujours plus performants, toujours plus compétitifs. La contrainte absolue dans laquelle tout se joue est toutefois claire : la méthode doit rester peu coûteuse, ne doit pas remettre en cause les marges dégagées. Au contraire, elle doit tenter de les améliorer.
Paradoxe de la situation : dans l'absolu (hors logique de profit), la discrimination nuit à toutes les parties prenantes.
Clarification des concepts
Avant de poursuivre, il est nécessaire de clarifier la base sémantique.
Lorsqu'un prêteur cherche à distinguer, parmi les demandeurs de crédit, ceux qui auront le plus de chance de rembourser leur crédit, il discrimine. Cette action n'est en rien condamnable, bien au contraire : en fonction de sa politique prudentielle, de son éthique, de la pertinence des outils mis en oeuvre et des données collectées, il pourra faire plus ou moins preuve de responsabilité en prodiguant informations et conseils adaptés.
Il en va tout autrement quand, volontairement ou involontairement, la sélection opérée comporte une dimension « discriminatoire » : dans ce cas, en effet, la distinction réalisée se fait au détriment du demandeur.
Cadre légal
La question soulève certes une réflexion de nature philosophique, mais également de nature juridique, puisqu'au moins trois textes de loi peuvent venir l'alimenter.
- La loi du 25 février 2003 tendant à lutter contre la discrimination. Cette législation fait une distinction entre le « discriminant » (ici, le prêteur) et le « discriminé » (le client) et interdit toute discrimination directe ou indirecte (c'est-à-dire non intentionnellement discriminatoire).
- La loi du 12 juin 1991 sur le crédit à la consommation. En son article 12, elle oblige notamment l’établissement de crédit à donner la raison de son refus d’octroi d’un crédit.
- La loi du 8 décembre 1992, enfin, relative au traitement automatique de données personnelles interdit, quant à elle, l’utilisation de données non mises à jour, erronées… Elle impose, en outre, que l’utilisation qui est faite des données soit loyale, licite et conforme aux objectifs poursuivis. Aucune prescription particulière n’existe quant à la conservation des données utilisées.
Les différentes facettes du problème
La limite « méthodologique »
Par essence, le credit scoring est discriminatoire : en effet, son élaboration repose sur l'étude des données relatives à une population de clients ayant obtenu un certain type de crédit.
Il pourrait en être autrement si le protocole de mise en oeuvre comprenait :
- de disposer d'une clientèle représentative de la population belge répondant aux critères légaux d'accès au crédit ;
- d'accorder à cette clientèle le crédit demandé sans analyse de fiabilité.
Dans tous les autres cas, l'échantillon obtenu reflète immanquablement une non-représentativité... CQFD.
Cette démonstration a le mérite de montrer que si l'outil est discriminatoire par essence, c'est parce que, sans cela, son élaboration se ferait en totale contradiction avec les règles les plus élémentaires de prudence. Ainsi donc, si le credit scoring est une méthode performante, elle devra à terme céder la place à une autre méthodologie si l'industrie veut un jour dépasser cette limite.
On comprend également que, sous l'angle légal, cette pratique soulève la question de la « discrimination indirecte ».
En ce qui concerne les données
Les pratiques observées sur le terrain soulèvent un certain nombre de questions : parmi celles-ci, on retiendra celle de la légitimité, celle de la loyauté, et enfin celle de la sensibilité.
Légitimité
Ce que l'on entend par légitimité d'une donnée, d'une information, c'est la relation logique qu'elle entretient avec le but de sa collecte.
Dans le cadre d'une demande de crédit, une donnée légitime aura un lien logique direct avec la fiabilité de l'emprunteur, sa capacité de remboursement, sa capacité de gestion, sa compréhension des termes du contrat...
À l'opposé, les données non légitimes seront celles qui n'entretiennent pas cette relation. L'intérêt qu'elles offrent aux prêteurs n'apparaît qu'au travers du traitement statistique et de la part qu'elle tient dans sa qualité prédictive.
À titre d'exemple, citons dans le champ des données légitimes : le niveau de revenu, sa stabilité passée, les éventuels changements envisagés dans le futur, l'existence passée ou présente de découvert bancaire, de dettes, la structure familiale, les charges incompressibles du ménage, la capacité d'épargne...
Au menu des données « non légitimes », on peut citer, par exemple, le sexe, l'âge, l'état civil, le domicile, le type d'habitat..
Loyauté
La question de la loyauté se situe, en matière de scoring, au niveau de l'usage 'stratégique' de certaines informations. On entend par 'stratégiques' des données / informations que le consommateur n'identifie pas comme pouvant avoir un impact sur sa capacité d'emprunt, puisqu'elles se situent à un niveau différent d'information (méta), hors du champ des questions posées dans le formulaire de demande de crédit.
À titre d'illustration, on peut citer la prise en compte par certains prêteurs : du type d'intermédiaire utilisé (certains sont plus prudents et perfectionnistes que d'autres dans le montage des demandes), du moyen utilisé pour solliciter le crédit (e-mail, agence, téléphone), de l'enseigne du magasin dans lequel l'ouverture de crédit est sollicitée...
Si on ne remet pas en question l'éventuelle efficacité de ces informations dans les qualités prédictives du score, elles n'en sont pas moins recueillies et utilisées à l'insu du client, et ne sont pas non plus légitimes, au sens défini préalablement.
Sensibilité
On évoquera rapidement la question de la collecte directe ou par proxy de données sensibles, formellement interdites par la loi, et notamment celles relatives à la race, l'orientation sexuelle, la religion...
Sans vouloir jeter l'anathème, la situation actuelle ne nous permet pas :
- d'être certains qu'aucun abus n'existe (pas de contrôle organisé);
- de confirmer que ces données n'auraient pas de pouvoir prédictif et donc pas de raison d'être.
Conclusions
Des pistes de solutions existent pour réduire, voire résoudre, les problèmes soulevés dans cette analyse.
Le contrôle relatif à la légalité :
Il serait sans doute utile de confier à une autorité la vérification de la légalité de la collecte des données utilisées dans le credit scoring ;
Le remplacement des données non légitimes et stratégiques par des données légitimes :
Il ne s'agit pas de fournir une solution à l'emporte-pièce, mais force est de constater :
- que la réduction du risque dans les affaires est une recherche légitime des entreprises ;
- que les technologies de l'information comportent des marges de progrès importantes dans l'estimation du risque crédit ;
- que ces opportunités de progrès peuvent tout autant être orientées pour résoudre les questions soulevées que pour les aggraver ;
- qu'un service dédié à cette problématique ferait fortement avancer la connaissance et la pratique durable et responsable de l'industrie du crédit.
1 Voir analyse intitulée «'' Credit scoring '' : une approche objective dans l'octroi de crédit ? » - Réseau Financement Alternatif asbl, O. Jérusalmy, septembre 2007
2 Op. cit.