
Les expériences syndicales en matière d'investissement socialement responsable (ISR) sont multiples à travers le monde. Développées dans des contextes différents, elles ne sont pas nécessairement transposables. On peut les schématiser en cinq actions, qui peuvent, bien sûr, se cumuler : le boycott, la labellisation, l'actionnariat actif, la gestion des fonds de pension et l'action financière.
Boycott
La première formule consiste à soutenir des mouvements de boycott des investissements dans certains pays (Afrique du Sud du temps de l'apartheid, Chine, Soudan...) ou de certaines entreprises lorsqu'elles se rendent coupables, par exemple, de violation de droits civils ou sociaux.
Labellisation
La labellisation de produits financiers consiste à identifier certains de ceux-ci pour récompenser les producteurs respectant des normes de qualité et pour indiquer ce respect au consommateur. En France, le Comité intersyndical de l'épargne salariale (CIES), créé en janvier 2002, rassemble presque tous les syndicats représentatifs (CFDT, CFECGC, CFTC, CGT) et publie annuellement une sélection d'offres d'épargne salariale socialement responsable qu'il labellise.
Ses critères de sélection sont de trois ordres : le meilleur rapport qualité-prix pour les salariés, des instruments d’investissement socialement responsables et diversifiés, en fonction du risque et de l’orientation souhaités par le salarié, et enfin des garanties fortes (contrôle par un conseil de surveillance composé majoritairement de représentants des salariés, capacité donnée à ce conseil de contrôler régulièrement et concrètement la gestion des fonds, transparence et clarté de la gestion).
Actionnariat actif
L’activisme actionnarial consiste, pour les actionnaires, à exercer leur droit de vote aux assemblées générales annuelles des entreprises cotées dont ils détiennent des parts. Ils utilisent ainsi un levier puissant pour améliorer le comportement éthique, social et/ou environnemental des entreprises, en favorisant le dialogue avec les dirigeants, en exerçant des pressions, en soutenant une gestion responsable, en proposant et en soumettant au vote des assemblées générales annuelles des préoccupations sociétales.
À l’occasion d’une réunion qui s’est tenue au début du mois d'avril 2003 à Stockholm, l'alliance syndicale internationale Global Unions [1], regroupant la Confédération internationale des syndicats libres (CISL)[2], les Fédérations syndicales internationales et la Commission syndicale consultative auprès de l’OCDE (CSC-OCDE) [3], a décidé d’intensifier ses efforts en vue d’assurer que les entreprises multinationales assument leurs responsabilités sociales.
Les participants, qui ont passé en revue une large gamme d’initiatives volontaires privées en matière de responsabilité sociale, ont notamment examiné l’essor de l’investissement socialement responsable et le rôle que les investisseurs – tels que les fonds de pension, par exemple – peuvent jouer dans ce domaine.
Le sujet n'est pas neuf : depuis un rassemblement international qui a eu lieu à Stockholm également, en 1999, la coopération intersyndicale s'est accrue en vue d'améliorer l’influence des capitaux des salariés.
Sur le plan mondial, l’objectif poursuivi par les organisations syndicales est d’utiliser comme levier d’action le pouvoir des 11 000 milliards de dollars détenus par les travailleurs et investis pour leur retraite, afin d’améliorer les comportements des entreprises et de les rendre plus socialement responsables.
Cette stratégie syndicale se retrouve également sur le plan national.
Aux États-Unis, les syndicats associés à l’American Federation of Labor-Congress of Industrial Organizations (AFL-CIO), qui gèrent presque 1500 fonds, soit environ 400 milliards de dollars d’encours, environ 328,7 milliards d’euros, ont lancé le programme "Capital Stewardship" pour coordonner les activités d’engagement actionnarial, en particulier les résolutions visant à réformer la gouvernance d’entreprise [4].
Ils sont également les auteurs du "Proxy Voting Guidelines", guide du vote par procuration accessible au grand public [5], du "Key Vote Survey", qui dresse une liste des gérants d’actifs et de leur performance de vote sur un nombre sélectionné de résolutions d’actionnaires [6], et de l’"Investment Product Review" qui dresse une liste des canaux d’investissement dans lesquels les fonds des syndicats peuvent investir, car ils créent des "bénéfices collatéraux" ou des retours financiers positifs et défendent des valeurs de travail [7].
Au Royaume-Uni, à l’occasion de la publication d’un rapport intitulé "Working Capital" [8] et d’une conférence qu’elle organisait à Londres, le 24 février 2003, la Confédération syndicale britannique Trade Union Congress (TUC) [9] a adopté une position claire en faveur de l'investissement socialement responsable.
L’objectif qu'elle se fixe est de mobiliser les 260 milliards d’euros détenus par les fonds de pension comportant des administrateurs membres du TUC pour développer des investissements économiquement ciblés afin de combler des fossés sur les marchés de capitaux ou de les orienter sur les projets créateurs ou préservateurs d’emplois ; de désinvestir des entreprises qui ont un comportement social inacceptable ; de sélectionner les entreprises sur la base de leur comportement social ; et, enfin, de pratiquer l’engagement actionnarial aux assemblées générales annuelles.
En France, le Comité intersyndical de l'épargne salariale (CIES) envisage également d’expérimenter des campagnes de vote lors des assemblées générales des entreprises.
Gestion des fonds de pension
Les syndicats interviennent également, à des degrés divers, dans la gestion ou le contrôle de la gestion des fonds de pension et peuvent, à ce titre, agir pour promouvoir l'ISR. C'est le cas, par exemple, au Brésil où les syndicats cherchent la participation au marché financier, en particulier dans la politique de création et de gestion des fonds de pension. Pour cette politique, ils s’appuient sur le discours de gouvernance d’entreprise, de responsabilité sociale, d'investissements éthiques et de défenseurs légitimes des droits des travailleurs.
Ce "dialogue" entre syndicalistes et marché financier présente une nouvelle variable dans l’histoire du syndicalisme brésilien, ainsi qu’une nouvelle nature dans le rapport capital/travail. La méthode de recherche a été constituée à partir des entrevues avec plusieurs syndicalistes des centrales syndicales du Brésil, c'est-à-dire, la Centrale unique des travailleurs (CUT), Force syndicale (FS), et la Centrale générale des travailleurs (CGT). Théoriquement, cette recherche s’inspire des travaux de quelques sociologues, tels Robert Castell, et de grands noms de la sociologie du travail du Brésil [10].
Action financière
Deux exemples québécois, la Caisse d'économie Desjardins des travailleuses et des travailleurs et le Fonds de solidarité des travailleurs du Québec, montrent enfin la possibilité pour un syndicat de devenir lui-même acteur financier.
La Caisse d'économie Desjardins des travailleuses et des travailleurs (Québec) a vu le jour le 24 février 1971 sous le nom de Caisse d'économie des travailleurs réunis de Québec. À l'initiative de militantes et de militants de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) de la région de Québec, cette caisse délaisse l'action conventionnelle des caisses populaires et d'économie. Elle a proposé, dès le départ, une démarche coopérative militante axée essentiellement sur la promotion de l'action collective. Les militants poursuivent deux objectifs : prendre le contrôle de leur épargne et démontrer qu'il est possible de faire autrement sur le plan économique. La Caisse reste au service des travailleuses et des travailleurs, mais elle met en place une nouvelle stratégie de développement, d'abord sur le plan de la collecte de l'épargne collective par la voie syndicale, et elle s'engage plus à fond auprès des groupes populaires et communautaires. Elle se développera pour beaucoup à partir de coopératives d'habitation et de travail.
Par ailleurs, au début des années 80, le Québec traverse une difficile récession. Près du quart des jeunes sont sans emploi. Plus de 14 % de la main-d'œuvre québécoise est au chômage. Les taux d'intérêt démentiels obligent plusieurs petites et moyennes entreprises à fermer leurs portes. En avril 1982, le premier ministre du Québec, René Lévesque, lance un appel à la solidarité lors du Sommet socio-économique convoqué d'urgence à Québec par le gouvernement québécois.
Consciente de la gravité de la situation, la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) se dit prête à collaborer. Louis Laberge, alors président de la FTQ, la plus importante centrale syndicale du Québec propose à ses membres de se doter d'une nouvelle politique syndicale face aux licenciements et aux fermetures d'entreprises. « Nous devons répondre à l'urgence de l'heure chez nos membres et dans la société québécoise : le maintien et la création d'emplois, déclare-t-il. Sinon, à quoi servent les syndicats ? »
Un des moyens préconisés est la création d'un fonds d'investissement de solidarité contrôlé par la FTQ. L'objectif est d'investir du capital de risque dans les PME québécoises. Dans les mois qui suivent, des professionnels de la Société de développement des coopératives et des dirigeants de la FTQ se mettent à l'œuvre. Le gouvernement du Québec exprime son appui en accordant aux futurs actionnaires du Fonds des conditions fiscales avantageuses. Il sera d'ailleurs suivi par le gouvernement fédéral quelque temps après. Le 3 mars 1983, la FTQ annonce son projet de créer le Fonds de solidarité des travailleurs du Québec (FTQ), une première dans les annales du monde syndical !
Conclusions
Comme on le voit, les pistes ne manquent aux organisations représentatives des travailleurs pour influencer le cours des choses en matière financière. Correctement utilisé, l'effet de levier dont elles disposent au travers de leurs adhérents et des fonds de pension à la gestion desquels elles sont associées est immense. Mais, pour en faire usage, des évolutions de mentalité sont parfois nécessaires, tant il est vrai que les actions possibles en ce domaine n'appartiennent pas au champ d'activité traditionnel des syndicats.
Les réticences sont plus prononcées, ici ou là, en fonction du type de syndicalisme déployé. Pour certains, c'est une véritable révolution culturelle qui est nécessaire, le cas échéant. Mais ne rien faire, revient à refuser d'apporter une réponse syndicale globale dans un contexte qui, lui, est globalisé.
Bernard Bayot, 3 octobre 2008
[1] http://www.global-unions.org.
[2] http://www.icftu.org/default.asp?Language=FR.
[4] http://www.aflcio.org/corporateamerica/capital.
[5] http://www.aflcio.org/corporateamerica/capital/upload/proxy_voting_guide....
[6] http://www.aflcio.org/corporateamerica/capital/upload/keyvotesurvey2002.pdf.
[7] http://www.aflcio.org/corporateamerica/capital/upload/2002_IPR.pdf.
[8] http://www.tuc.org.uk/pensions/tuc-6269-f0.pdf.
[9] TRADE UNION CONGRESS - Working Capital - www.tuc.org.uk -février 2003.
[10] Maria Aparecida, CHAVES JARDIM, Nouvelles stratégies syndicales au Brésil : création et gestion de fonds de pension.