Ruée vers l'or brun

14/12/2009
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La spéculation sur les terres agricoles.

Auteur(s): 

Editeur: 

Réseau Financité, (ex- Réseau Financement Alternatif)

Type de document: 

Les terres agricoles sont en proie à la spéculation financière. Enjeu et perspectives.

Après la flambée des prix des matières premières alimentaires en 2008, la crise financière a dégénéré en crise économique appauvrissant encore les populations les plus vulnérables du globe. Un milliard d'affamés réclament des mesures urgentes de réorientation des politiques agricoles, faute de quoi la situation mondiale pourrait devenir rapidement explosive.

Mais tandis que les pays riches rechignent à verser les aides promises au Programme alimentaire mondial et à débloquer des fonds pour l'aide publique au développement, une nouvelle ruée vers l’or aggrave encore le problème : investisseurs publics et privés mettent à présent le grappin sur les terres agricoles là où, obtenues à bon compte, elles permettront de dégager du profit : dans les pays pauvres ! Rien que pour l’Afrique, 20 millions d’hectares de terre ont été ainsi accaparées en 18 mois. Selon la FAO, cette surface équivaut à un dixième de l’ensemble des terres cultivées en Afrique, ou à deux fois la surface arable de l’Allemagne...(1)

La 1ère condition, si ne qua non, d'une agriculture durable est évidemment l'accès au foncier. Or depuis quelques années, différents pays ne pouvant assurer leur auto-suffisance alimentaire, délocalisent leur agriculture pour éviter d’être soumis aux fluctuations des cours des matières premières sur le marché mondial. Des états comme la Corée, la Chine, le Japon, l'Arabie Saoudite ou les Emirats Arabes Unis ne s'en cachent pas : ils ont émis des directives et mènent des négociations d'ampleur pour acheter ou louer, en leur nom propre ou le plus souvent par le biais de sociétés mixtes ou privées, des terres chez leurs voisins ou sur d'autres continents.(2)

Droit foncier et accaparement

Si certains achètent, cela signifie que d'autres vendent : là où l’on a besoin de liquidités, là où les processus démocratiques sont précaires ou inexistants... L’accaparement des terres n’est pas un phénomène nouveau. Mais si avant elles étaient prises de force, les terres font à présent l’objet de contrats auxquels il est difficile de s’opposer. Et cet accaparement atteint à présent une ampleur qui affole jusqu’aux responsables des institutions internationales. En effet, la plupart du temps, lesdits contrats sont conclus dans la précipitation, sans la moindre transparence ni aucune considération pour les intérêts des populations locales.

Le terme « accaparement » (traduction française du terme anglais landgrab) est utilisé à propos de terres, considérées comme une marchandise, qui sont achetées ou louées dans le déni des droits économiques et sociaux des populations concernées : paysans jouissant d’un droit coutumier, ou munis de titres de propriété mais se trouvant néanmoins dépossédés de leur bien.

Les droits fonciers se classent en deux catégories : ceux qui sont régis dans l’esprit de la « common law » britannique et reconnaissent une pluralité de droits, limités dans le temps. Et ceux issus du droit français républicain dit « civiliste », selon lequel le droit de propriété, absolu, peut être limité de telle sorte qu’en pratique, ces systèmes convergent par diverses pondérations.

Le système civiliste créé en France sur base des réalités de terrain, a été exporté en Afrique où le contexte était totalement différent. L’état colonial y concédait des droits qu’il s’arrogeait au départ, ce qui était une forme de compromis avec les droits coutumiers. Après les indépendances, les nouveaux états ont récupéré les droits des états coloniaux sur des terres dites nationales dont ils estiment à présent pouvoir se servir à leur guise. Le droit coutumier se trouve donc bafoué. Et au-dessus des états, le droit international est en quelque sorte volontaire puisque non assorti de sanctions. Comment réguler dans ce contexte, les contrats visant les terres en vue de faire respecter les droits économiques et sociaux fondamentaux ? Seule possibilité, selon Michel Merlet, directeur de l’association française aGter qui étudie cette question : recréer des communs(3). Pour promouvoir cette vision, il pourra compter sur Elinor Oström, qui a reçu en 2009, le Prix Nobel de l’économie pour ses travaux sur la gestion des communs...

En tout cas, selon Marc Dufumier(4), professeur à l’Institut National Agronomique de Paris, des contrats fonciers dans le contexte actuel ne peuvent pas être « win-win », comme le prétendent la Banque Mondiale et certains experts(5), tout simplement parce que les intérêts des contractants divergent. Preuve en est que la plupart des « investisseurs », ne souhaitent pas réellement investir en immobilisant des actifs. Ils préfèrent un système de baux permettant de capturer la rente et de maximiser le taux de profit, via des économies d’échelle (ex. des machines et des pesticides à la place des travailleurs). C’est pourquoi selon lui, la sécurité alimentaire ne peut être assurée que par une meilleure répartition des terres.

Emoi dans les pays concernés

Là où sont vendues ou cédées des terres agricoles, l’opinion publique est en alerte : à Madagascar, le projet du conglomérat coréen Daewoo de cultiver du maïs sur 1,3 millions d'hectares a provoqué de vastes mouvements sociaux qui ont contribué au renversement du président Ravlomanana en mars 2009. Andry Rajoelina qui lui a succédé, a dénoncé l'accord avec cette société. Mais quand les investisseurs sortent par la porte, ils reviennent par la fenêtre quelques mois plus tard...

Au Congo Brazzaville, l'opposition(6) dénonce un accord négocié par le gouvernement avec un syndicat d'agriculteurs sud-africains qui permettrait à ceux-ci de cultiver pas moins de 10 millions d'hectares – soit deux fois la taille de la Suisse – sans contreparties garantissant l'intégration de travailleurs congolais ou la préservation des forêts. Au Kazakhstan, l'ancien ministre de l'Agriculture Baltach Tursumbaev s'inquiète de l'appétit chinois pour des terres qui ne suffisent déjà pas à garantir l'approvisionnement des Kazakhes eux-mêmes(7), tandis qu'en Thaïlande, une vague d'achat de terres par des investisseurs arabes a suscité un vaste débat public et diverses mesures gouvernementales(8). Au Pakistan, qui n’arrive pas à nourrir tous ses réfugiés, des sociétés privées ont déjà racheté des milliers d'hectares pour le compte du gouvernement des Emirats arabes unis. Des journalistes s’en émeuvent(9). Au Brésil, le gouvernement tente de légiférer pour restreindre les investissements étrangers(10) tandis qu'en Colombie, des terres sont carrément arrachées par la force aux paysans pour le compte d'entreprises ou de groupes paramilitaires(11).

De nombreux pays africains sont le théâtre de cette ruée vers l'or brun : Angola, Mali, Malawi, Nigeria, Soudan cèdent leurs terres sans imposer en contrepartie des mesures qui garantiraient un échange équilibré. Les investissements dans les infrastructures ou la gestion des ressources naturelles comme l'eau, sont laissés au bon vouloir des investisseurs, s'inquiète Olivier De Schutter, rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l'alimentation. Pendant ce temps, les ONG fourbissent leurs armes : au Kenya, FIAN est venue prêter main forte aux paysans menacés d’expulsion de leurs terres suite à un accord du gouvernement kenyan avec celui du Qatar.(12) Quant aux élus, ils commencent à donner de la voix : au Nigeria, le 10 décembre 2009, la Chambre des représentants a sommé le gouvernement fédéral d’attirer l’attention de l’Union Africaine sur cette nouvelle forme d’impérialisme et de prendre des mesures d’urgence pour stopper la vente de terres africaines aux investisseurs étrangers(13).

Dans l'hémisphère nord, les législations ne laissent pas autant de latitudes aux investisseurs étrangers. Cependant, pour parvenir à leurs fins, les états acheteurs manoeuvrent de plus en plus par le biais de sociétés privées aux activités de plus en plus diversifiées. Ce qui fait dire aux auteurs du site russe www.crisis-blog.ru qu'il s'agit bien là d'un colonialisme new look. Et que si les « simples citoyens ont peu de moyens pour influer sur ces questions agraires, le monde des affaires devrait y réfléchir et investir de telle manière que les enfants de leurs pays puissent à l'avenir continuer à marcher sur une terre qui leur appartiendra »(14).

Businessmen farmers

En Europe occidentale aussi, les terres s’achètent ou se louent de plus en plus cher. Cependant en tant qu’Européens, nous sommes surtout concernés parce que nos gouvernements tardent à réformer les règles internationales en matière d'agriculture d’une part, et d'autre part parce que nous investissons dans des produits financiers ne permettant pas de tracer l'utilisation qui est faite de notre argent.

Or des organismes financiers bien connus chez nous, sont impliqués dans cette course pour l'accaparement des terres. En octobre 2009, l’ONG GRAIN a publié une étude intitulée « The new farm owners »(15) assortie d’un tableau présentant pas moins de 120 véhicules financiers (fonds en tous genres et sociétés d’investissement) impliqués dans l’achat de terres agricoles ou prévoyant de tels investissements. Dans cette liste (qui n’est pas exaustive, précisent les auteurs), Rabobank est cité plusieurs fois, notamment pour son Rabo Farm (Food and Agri Real-assets Management), fond qui acquière et gère des exploitations agricoles en Europe. On y trouve également la Deutsche Bank et APG Investment, le plus important fond de pension des Pays-Bas (2,7 millions d’affiliés). Lequel est actif en Amérique Latine, en Australie... et bientôt en Europe également. Son gestionnaire Frank Asselbergh précise : « quand nous parlons d’investir dans l’agriculture, n’imaginez pas ces petites fermes néerlandaises dont on fait le tour en tracteur en une heure. Ce sont d’énormes parcelles, surtout en Amérique Latine. Elles ne sont pas gérées par un fermier mais par des compagnies professionnelles... »

On s’étonnera aussi de trouver dans cette liste la Raiffeisen Centrobank d’Autriche qui participe au fond Ceres, n°3 des « accapareurs » en Bulgarie (22.000 Ha). Raiffeisen est pourtant un groupe fondé sur une longue histoire de crédit mutuel, qui a permis à de nombreux paysans de sortir de la misère, au XIXe siècle.

L’accaparement des terres agricoles prend même des allures opportunistes avec des fonds baptisés « Climate change » ou « Gaia ». Qu’on ne s’y trompe pas : ces noms « tendance » cachent parfois des pratiques très éloignées des critères de l’agriculture durable soucieuse du bien commun !

Conclusion

Au lieu de mettre l’agriculture paysanne en concurrence avec l’agro-industrie, ne faudrait-il pas lui reconnaître sa fonction socio-économique primordiale – nourrir le monde dans le respect de l’environnement - et protéger les marchés en conséquence, via les droits de douane et les politiques de prix. En permettant à la paysannerie mondiale de s’enrichir et de s’équiper, on la stabiliserait ce qui aurait aussi pour effet de réduire l’intérêt que représente l’accaparement des terres.

En attendant, chacun peut interpeller ceux qui gèrent l’argent que nous plaçons, qu’il s’agisse de fonds de placements, d’épargne pension, d’assurance groupe ou de compte d’épargne. Ou, plus résolument, il est possible d’opter pour des produits financiers permettant de développer une agriculture durable, tant pour les paysans que pour l'environnement et notre santé, au nord ou au sud de la planète(16).

Antoinette Brouyaux,
Décembre 2009
 

1« La situation des marchés des produits agricoles 2009: Flambée des prix et crise alimentaire – expériences et enseignements », Rapport FAO 2009, http://www.fao.org/docrep/012/i0854f/i0854f00.htm

2Chen Qianheng, Zhang Lihua, Wang Jinjing, « Objectif n°1 : sortir des frontières », article paru dans Guoji Jingji Hezuo, Pekin, extraits traduits en français dans le Courrier International n°991 du 29/10 au 4/11/09, dossier « Touche pas à mes terres, le sud face à la razzia des pays riches » & nombreux autres articles sur cette problématique, pp. 36 à 43.

3Exposé de Michel Merlet lors de la conférence Défis Sud/Louvain Coopération au développement le 17/11/09 à Louvain-la-Neuve : « Comment nourrir le monde si les paysans n’ont pas de terres ? », cf. http://www.agter.asso.fr/ - Photo de l’affiche annonçant l’expo : paysan du Bengladesh arborant son titre de propriété et néanmoins chassé de sa terre : http://www.sosfaim.be/pdf/fr/ds89/Affiche_Terres_accaparement_Defis_Sud.pdf

4Exposé de Marc Dufumier lors de la conférence Défis Sud/Louvain Coopération au développement le 17/11/09, ibid.

5Ludger Schadomsky, « Foreign investment presents an opportunity to Africa », 2009 http://farmlandgrab.org/9649 - le blog de l’ONG GRAIN http://farmlandgrab.org permet de suivre l’actualité de l’accaparement des terres.

7Sultan-Khan Akkulyuly, « Nos dirigeants cèdent tout à Pekin », Neonomad.kz, trad. Courrier Int., ibid., p.39

8Tom Spender, « Barrage contre la déferlante arabe », The National, Abou Dabi, trad. Courrier Int., ibid., p.41

9Syed Mohammad Ali, « Les paysans pakistanais victimes de l’opération », Daily Times, Lahore, trad. Courrier Int., ibid., p.42

10Maira Magro, « Ne nous laissons pas envahir ! », Istoé, Sao Paulo, trad. Courrier Int., ibid., p.43

11« Paysan, un métier à haut risque », Cambio, Bogota, trad. Courrier Int., ibid. p. 27

12Florence Kroff, « Les paysans luttent pour leur terre », FINANcité magazine n°16, Réseau Financement Alternatif, 2009

13Onwuka Nsezhi, « Nigeria: House seeks removal of FCT Minister », Blog GRAIN, ibid.,  http://farmlandgrab.org/9679

14« Un colonialisme new-look », crisis-blog.ru, trad. Courrier Int., ibid. p. 37

15Actualisation en octobre 2009 de l’étude de GRAIN parue en octobre 2008, « Main basse sur les terres agricoles en pleine crise alimentaire et financière », http://www.grain.org/articles/?id=55 

16Antoinette Brouyaux, « Agriculture : quels financements ? », Réseau Financement Alternatif, décembre 2009.

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