Malgré l’intérêt des Français pour les placements verts, peu d’épargnants sautent le pas. La faute à une offre peu lisible pour les particuliers. Revue des obstacles et des raisons d’espérer.
La lutte contre le changement climatique est aussi une affaire de gros sous. Au cours des quinze prochaines années, ce ne sont pas moins de 90 000 milliards d’euros qui devront être investis, au niveau mondial, dans des infrastructures vertes. Si de tels chiffres ont de quoi donner le tournis, de nombreux épargnants aimeraient apporter leur obole à cet effort planétaire.
Selon une enquête menée en 2018 par le FIR (Forum pour l’investissement responsable), six Français sur dix désirent que leur épargne ait un impact social ou environnemental et la lutte contre le changement climatique apparaît comme une de leurs priorités. Pourtant, à l’arrivée, l’épargne verte demeure une forme de placement très minoritaire.
Certes, on observe année après année une progression régulière des placements verts accessibles aux particuliers. Lorsqu’ils souscrivent à une formule d’assurance-vie, les épargnants se voient de manière croissante proposer d’allouer une partie de leur cagnotte à un type d’investissement « durable » ou « responsable », c’est-à-dire respectant des critères sociaux et environnementaux. Parfois, ils épargnent « vert » sans même le savoir, comme lorsqu’ils optent pour un plan d’épargne salariale, une formule souvent caractérisée par une gestion durable des placements.
Dans son indicateur de juin 2020, l’agence Novéthic dénombrait 797 fonds durables accessibles aux épargnants, gérant un total de 315 milliards d’euros, soit une quasi-multiplication par deux... en un an. Pourtant, aussi spectaculaire soit-elle, cette dynamique doit être mise en regard avec un chiffre têtu : l’épargne gérée par les fonds durables représente à peine 6 % de l’épargne totale des Français (environ 5 500 milliards d’euros au troisième trimestre 2020).
Des placements encore marginaux
Comment expliquer ce hiatus ? Ecartons tout de suite une première hypothèse : les placements verts ne souffrent pas d’une rentabilité inférieure à celle des fonds classiques. On pourrait croire en effet qu’en prenant en compte des critères extra-économiques, comme la limitation des émissions de dioxyde de carbone ou la qualité de l’eau, les fonds durables se condamneraient à des performances financières moindres. Il n’en est rien. Selon Novéthic, ils obtiennent en effet des rendements comparables, voire supérieurs à ceux du marché. Ainsi les fonds spécialisés dans la gestion d’actions d’entreprises affichaient, en 2019 « une performance moyenne de + 28 %, supérieure à celle du CAC 40 (+ 26 %) ».
Ce résultat est au demeurant plutôt logique. Si les fonds durables ne considèrent que les entreprises ou les titres de dette satisfaisant un certain nombre de critères sociaux et/ou environnementaux, leur stratégie d’investissement est ensuite comparable à celle des autres gestionnaires. Ils composent des portefeuilles d’actions (pour 49 % des encours), d’obligations (18 %, dont une partie d’obligations vertes) et même de titres dits monétaires (27 %), tels que des bons du trésor. Puis ils gèrent ces portefeuilles de façon à obtenir des performances compétitives.
C’est d’ailleurs à ce niveau que réside une seconde explication du relatif désamour des épargnants pour les placements verts : dès lors qu’on entrevoit les coulisses des fonds durables, il n’est pas si évident de les distinguer de la finance classique. « Tant qu’il existe un grand écart entre les attentes des épargnants et les offres de la finance réelle, il n’est pas étonnant que la mayonnaise ne prenne pas », observe un expert de WWF France.
A cela s’ajoute une certaine incapacité des chargés de clientèle à présenter clairement les enjeux et les vertus des produits d’épargne verte, lorsqu’ils sont offerts. En 2018, le WWF a demandé à un pool de bénévoles de réaliser une sorte de blind test auprès de leur conseiller en matière d’épargne. Près des deux tiers de ces derniers se sont révélés incapables de répondre précisément à des questions telles que « quel est l’impact de mon épargne sur le changement climatique ? » ou « y a-t-il une garantie que les investissements seront bien dirigés vers des activités vertes ? »
Sans compter que les placements « durables » proposés par les banques ou les assurances se heurtent à un soupçon récurrent de « greenwashing ». Par-delà des positionnements marketing destinés à surfer sur les préoccupations écologiques croissantes de leurs clients, comment s’assurer que les institutions financières respectent effectivement leurs engagements ?
Il faut dire que le terme « durable » s’avère parfois éminemment trompeur. L’association Attac a ainsi lancé la campagne #pasavecnotreargent pour dénoncer l’utilisation des fonds recueillis avec les LDDS (livret de développement durable et solidaire), l’une des formules d’épargne prisées par les Français, dont rien ne garantit dans les faits qu’ils sont fléchés vers des activités « durables » ou « solidaires » (gérée par la Caisse des dépôts et consignations, l’épargne recueillie par LDDS finance à 80 % des PME, sans discrimination d’activité ou de modes de gestion).
Et si les grandes banques françaises proclament leur engagement pour la planète, Oxfam France a calculé l’impact climatique des entreprises qu’elles financent, concluant que leurs portefeuilles engendraient un monde à + 4 °C en 2100.
Un déficit de lisibilité
S’il partage le constat d’un déficit de lisibilité des placements durables, Grégoire Cousté, délégué général du Forum pour l’investissement responsable (FIR), perçoit des évolutions positives. « Des efforts ont été menés sur le plan du marketing pour rendre accessibles les offres vertes ou durables aux épargnants, constate-t-il. C’est le cas par exemple avec le développement de fonds thématiques. Prenons les fonds "eau", voilà un type de produit facile à construire : il s’agit d’un investissement concret, qui fait sens pour l’épargnant et est en plus associé à un bon rendement. »
La particularité des fonds thématiques est de se focaliser sur une problématique de nature environnementale ou sociale. Certains proposent ainsi d’investir dans des entreprises attentives à des enjeux sociaux comme l’égalité femmes-hommes, d’autres dans le développement des énergies renouvelables ou l’efficacité énergétique.
Le secteur de l’eau émerge effectivement comme une thématique phare, poussée par des acteurs comme le fonds suisse Pictet-Water, la Banque Postale ou encore le fonds BNP Paribas Aqua, qui draine à lui seul près de 3 milliards d’euros vers des entreprises consacrant au moins 20 % de leur chiffre d’affaires au marché de l’eau. Ces fonds s’attachent généralement à développer une offre d’eau « durable », luttant contre le gaspillage et garantissant la production d’une « eau de qualité ».
Les fonds thématiques représentent au total un quart des fonds durables recensés par Novéthic et, parmi eux, ceux dédiés aux enjeux environnementaux se taillent la part du lion (102 sur 207).
En France, une des dispositions de la loi Pacte devrait contribuer à réduire le déficit de lisibilité de l’épargne verte. Dès 2022, les chargés de clientèles seront tenus de proposer à leurs clients de consacrer une partie de leur épargne à des placements durables, lesquels devront être certifiés par l’un des deux labels reconnus en France : ISR et Greenfin.
Les angles morts de la labellisation
Si elle contribue aussi à la lisibilité de l’offre d’épargne durable, la labellisation des placements a un rôle autrement plus important à jouer : celui de garantir que les investissements respecteront bien les critères écologiques et sociaux annoncés. Une ambition qui se heurte à plusieurs limites.
Créé formellement en 2016, le label ISR (investissement socialement responsable), est l’aboutissement de plusieurs décennies d’engagement autour de la « responsabilité sociale des entreprises ». Cette notion conjugue des enjeux tels que le respect des droits salariaux ou l’égalité hommes-femmes, à la problématique du développement durable et de la lutte contre le changement climatique. Selon la définition retenue, « l’ISR est un placement qui vise à concilier performance économique et impact social et environnemental en finançant les entreprises qui contribuent au développement durable dans tous les secteurs d’activité ».
En raison de son histoire, axée sur la promotion de normes de management « éthiques », l’ISR est une culture d’accompagnement et d’intervention auprès des entreprises. Il en découle des critères de sélection des placements parfois contestés. Certains promoteurs de la finance verte aimeraient s’en tenir à un critère « best in universe », consistant à scruter l’ensemble des entreprises, tous secteurs confondus (depuis l’isolation naturelle des bâtiments jusqu’à la prospection pétrolière), et sélectionner, par exemple, celles présentant la meilleure performance en matière d’émission de dioxyde de carbone. Une telle approche conduit mécaniquement à exclure tous les secteurs bruns de l’économie, pour ne financer que les activités vertes.
Engagement actionnarial
Les tenants de l’ISR mettent cependant en avant d’autres critères, à leurs yeux tout aussi pertinents.
Le « best in class » consiste à choisir non pas les plus écologiques de l’échantillon, mais les entreprises qui au sein de chaque secteur sont les plus performantes en matière d’émission carbone. Légèrement distinct, le « best effort » se porte de son côté sur les sociétés qui, quel que soit le secteur, œuvrent le plus pour améliorer leur trajectoire d’émission. C’est à l’aune de ces deux critères que, au grand dam de certains observateurs, des fonds ISR peuvent décider de financer des entreprises pétrolières au bilan carbone par essence peu flatteur.
Un tel choix peut aller de pair avec des stratégies d’engagement actionnarial, consistant à intervenir auprès de la direction des entreprises ou à voter au sein des conseils d’administration pour faire avancer des orientations stratégiques alignées sur les objectifs climatiques.
L’entreprise américaine Exxon en a fait l’expérience, en 2017, lorsque ses actionnaires ont voté en assemblée générale une motion la mettant en demeure de proposer des stratégies compatibles avec les accords de Paris. Plus récemment, Total, après deux ans de pression de la part d’une coalition d’actionnaires (Climate action +100), a réorienté sa stratégie vers un objectif de neutralité carbone.
Des stratégies claires de désinvestissement
Bref, l’ISR considère qu’il ne faut pas seulement désinvestir du brun, mais l’aider à devenir plus vert. Une stratégie remise en cause par certains promoteurs de la finance verte, qui misent plutôt sur un désinvestissement massif et rapide de toutes les activités polluantes.
C’est l’approche adoptée par le label Greenfin (anciennement TEEC). Créé dans la foulée des accords de Paris de 2015, il est spécifiquement dédié à la certification de la finance verte. Il s’appuie sur une méthodologie bien plus sévère pour sélectionner les investissements, fondée sur une nomenclature d’activités éligibles.
Celle-ci retient huit secteurs contribuant à la transition énergétique et à la lutte contre le changement climatique, dont l’énergie, le bâtiment, le contrôle des déchets, le transport propre ou l’adaptation au changement climatique… Sont explicitement exclus certains secteurs, à commencer par toute la filière des énergies fossiles, ainsi que celle du nucléaire, mais aussi les entreprises qui consacreraient plus de 33 % de leur chiffre d’affaires à des activités comme l’incinération sans récupération d’énergie ou l’enfouissement de carbone sans récupération de gaz à effet de serre.
Last but not least, le label Greenfin édicte des normes de gestions financières, notamment une rotation limitée des valeurs au sein du portefeuille… avec toutefois une marge de tolérance.
Vers un label européen ?
En raison de sa jeunesse, mais aussi parce que ses critères sont beaucoup plus drastiques, le label Greenfin certifie un nombre beaucoup plus modeste de fonds durables : à peine 21 fonds accessibles aux épargnants. A comparer avec les 358 fonds ISR, soit la moitié des fonds durables recensés par Novéthic.
En revanche, la méthodologie du label Greenfin est la plus en accord avec les travaux actuellement menés par la Commission européenne pour créer un écolabel dans le domaine de l’épargne verte, en appliquant à la finance ce qui existe pour les biens de consommations courants. Fondé lui aussi sur une taxinomie d’activités éligibles, ce premier label européen pourrait devenir la référence au niveau continental.
Cette évolution n’enchante pas tout le monde. « Avec les critères retenus par le label Greenfin, seules 300 valeurs sont éligibles au niveau mondial, essentiellement des entreprises intermédiaires, en phase de croissance, donc plus risquées pour l’épargnant, pointe Grégoire Cousté. La méthode des écolabels conduit généralement à orienter les consommateurs vers les 10 % d’entreprises les plus qualitatives d’un marché. Appliquée à la finance verte, il est à craindre que cette part soit bien plus modeste. »
Le délégué général du FIR plaide d’ailleurs pour un label unifié qui comporterait plusieurs paliers de « verditude », avec, tout en bas, des fonds monétaires (portefeuilles de dettes publiques ou de bons de trésoreries d’entreprises), puis un dégradé de fonds ISR, pour culminer avec la liste restreinte des activités les plus respectueuses du climat.
D’autant que les labels actuels ne résolvent pas entièrement les problèmes de lisibilité des placements durables pour l’épargnant lambda. Qu’il soit labellisé Greenfin ou ISR, un fonds peut fort bien détenir des actions d’une entreprise automobile ou d’un transporteur (deux activités éminemment carbonées), parce que la « part verte » de son activité est supérieure au seuil recevable. Et défendre la notion d’engagement actionnarial et son efficacité auprès d’entreprises pétrolières n’est pas non plus des plus aisés au moment de présenter un produit d’épargne.
« Si on veut parler à l’épargnant, il faut des indicateurs clairs et simples à comprendre, estime Grégoire Cousté. On n’y est pas encore. Certains outils commencent à émerger pour mesurer la température d’un portefeuille de titres [autrement dit l’augmentation de température à laquelle il conduirait en 2100]. C’est une piste à creuser. »
Beaucoup restent à faire pour permettre à l’épargnant de se repérer dans les arcanes de la finance verte. Sans compter que cette dernière butte elle-même sur ses propres goulots d’étranglements. « On aura beau développer les placements verts, indique-t-on à WWF France, tant que l’économie réelle n’aura pas basculé vers un sentier bas carbone, la part de la finance verte demeurera limitée. »